Parfois, seuls des sons, des images brèves, des odeurs, des sensations corporelles reviennent subrepticement (de manière fugace et discrète).

A la manière de SUZANNE DRACIUS : «Les sorbets de l’enfance, écrivez ce que peuvent être pour vous ces réminiscences.

 

J’ai quatre ans et trottine sur les étroits trottoirs de ma tropicale ville natale en compagnie de mon cousin Frantz, à Fort-de-France. Il me donne la main, c’est un grand. Nos parents nous ont conduits au centre-ville en Traction Avant Citroën – que Frantz prononce « citoyenne », à la créole. On va acheter des glaces Montier, les meilleures de Martinique – après celles de feu mon grand-père maternel Homère Pierre-François, « à la rue » Isambert, naguère…

J’ai six ans et, volcanique, je déteste qu’on me prenne la main, j’aime trop mon indépendance, marronne, déjà. Mais là je suis avec mon cousin Frantz qui porte, à la mer, des palmes et un « max ». Pas un maximum, un masque de plongée. Mais Frantz appelle ça un « max », à la créole. Je le tiens par la main, il est grand. Il a quatre ans de plus que moi. Nous descendons en ville de Redoute, quartier La Ferme, acheter des glaces Montier, les plus renommées de toute l’île, à l’instar des glaces stars de l’Île Saint-Louis que j’ai goûtées à Paris, avec, au bout de la langue, la nostalgie des sorbets de Fort-de-France. Là, je les ai, au bout de ma langue, pour de vrai. Je découvre la volupté. Inconsciemment, je m’initie à une suave sensualité. Je m’applique, sans en perdre une goutte, à bien les lécher tout autour, bien les licher, ou les nicher, comme dit Frantz, à la créole. En dépit des ordres de Manman, j’écrase, pour plus de confort, le contrefort de mes espadrilles ; j’ai refusé de les enfiler convenablement, microscopique marronnage, je désobéis, je m’obstine à ne pas les mettre bien comme il faut pour être une petite fille « bien comme il faut ». La plante de mes talons les écrabouille, elles sont complètement avachies, je m’en fiche que ça fasse négligé, je risque de les perdre, de temps en temps, sur les trottoirs chaotiques, c’est infernal, mais je suis aux anges.

  J’ai neuf ans et je descends en ville en bus avec mon cousin, mon cher Frantz qui adore écouter des « dicx », comme il dit, surtout les disques de « Diony » ; à l’entendre, Johnny a quelque chose de dionysiaque en même temps que « quelque chose de Tennessee ». Je progresse au côté de mon cousin. C’est fou ce qu’il a grandi. Les pieds dans mes petites ballerines, je fais dix pas quand il en fait cinq, je lape à petites lapées le sorbet servi par Xavier, que mon cousin appelle « Zavier », à la créole, ça m’amuse bien : il met des X là où il n’y en a pas, et les escamote là où en France on les prononce.

  J’ai douze ans et je clopine en devisant avec Frantz, dont on prononce le prénom « Franz », en Martinique, sans faire entendre aucun son « t », pas comme dans « Franz Kafka », où « Franz », quoiqu’il n’ait pas de « t » écrit, en allemand, se prononce « Frantz », avec un « t » invisible mais bien audible. C’est rigolo, ce paradoxe, ce petit chiasme phonique, ce croisillon germano-créole des « t » : celui qui n’est pas écrit se prononce, en allemand, et celui qui est écrit ne se prononce pas, en Martinique. C’est ce que j’explique à mon grand cousin adoré, car je viens de commencer à faire de l’allemand, en Sixième, au lycée Marie-Curie à Sceaux. ….